Planche à tréteaux

La Rose et le Houblon n° 5

Compte-rendu du 27 avril 2020

La réunion virtuelle est ouverte à 11h à l'Orient numérique de Lille, présidée par le Vénérable Maître du jour, Daniel B. assisté du Secrétaire, Catherine D., réunissant jusqu'à 6 membres de la Rose et le Houblon n° 5 (LNFU) : Roger D., Catherine D., Gilberte B., Isabelle L., Daniel et Dominique B.

L’ordre du jour de cette PAT est rappelé en début de séance : "Quelle différence faites-vous entre Fraternité et Amitié ?"

Quelle différence faites-vous entre Fraternité et Amitié ?

Introduction par le Vénérable Maître

Avant-propos de Daniel : « Fraternité, Transcendance et Visage »

Pour lancer la discussion je voulais soumettre deux idées :

La première idée est qu'il n’y a pas de fraternité sans transcendance, et la seconde est que la fraternité est constitutive de notre être même.

Il convient, d'abord de ne pas confondre « fraternité et amitié », ce sont deux notions totalement différentes.

Dans l'amitié, il y a l'idée, comme dans l'amour, de passion, de passion au sens du latin « passio » c'est à dire souffrir, éprouver, subir. La passion repose sur un choix d'objet que nous subissons, qui nous échappe totalement, et qui est inconscient. En ce sens l'amitié est une passion, une passion calme, certes, mais une passion quand même…

Dans la fraternité, il n'y a pas cette idée de passion. En revanche, cette idée de passion, on la retrouve dans l'idée de fratrie. Le lien du sang est, on le sait, souvent fratricide. Dans toutes les cultures, ou presque, les frères s'étripent joyeusement.

La fraternité est plus intellectuelle. Elle ne nous tombe pas dessus comme ça, elle suppose une volonté, un effort. Fraterniser, c'est faire famille avec ceux qui ne sont pas de ma famille. Passer de la fratrie à la fraternité, c'est passer de la nature à la culture et ça nécessite toujours du rituel.

Le passage à l'adolescence, donne lieu à des rituels dans toutes les cultures du nord au sud. Les Grecs, l'appelaient l'éphébie. L'éphébie était un rituel, qui comportait plusieurs épreuves et un serment où l'adolescent jurait de ne pas abandonner ses nouveaux frères d'arme.

Et pourquoi la fraternité nécessite-t-elle du rituel ? Parce que le passage de la fratrie à la fraternité nécessite de faire un choix, de choisir un nouveau père. Il suppose de surmonter des pulsions, et des peurs d'abandon. Et, pour cela il faut une transcendance, peut être Dieu, un idéal, un roi, la révolution ou la patrie, peu importe. Mais il n'y a pas de fraternité sans transcendance. L'armée en est un bel exemple. C'est pour ça que je crois qu'une maçonnerie qui ne fait pas appel à la transcendance ne créée pas de fraternité, elle créée de la solidarité tout au plus, parfois de l'amitié mais elle ne crée pas de fraternité.

Voilà pour la première idée.

L'autre idée que je voudrais aborder est une idée de Levinas

Pour Levinas la fraternité est un « fait originel ». Il nous fait savoir que la fraternité est constitutive de notre être même. La fraternité est un fait qui s'impose à nous, elle relève d'une nécessité, non d’un choix. Pour Levinas, nous ne pouvons pas échapper à la fraternité. Nous sommes ontologiquement et définitivement frères unis par le même lien originel et transcendantal. Mais, nous dit Levinas, nous ne le savons pas tous, parce que nous n'avons pas tous fait l’expérience de cette fraternité originelle. Il faut avoir éprouvé la fraternité pour la connaître.

Derrida, dans un échange avec Emmanuel Levinas, illustre cette idée avec « les yeux des pauvres » de Baudelaire, en voici un extrait :

« Nous avions passé ensemble une longue journée qui m’avait paru courte. Nous nous étions bien promis que toutes nos pensées nous seraient communes à l’un et à l’autre, et que nos deux âmes désormais n’en feraient plus qu’une.

Le soir, un peu fatigués, vous voulûtes vous asseoir devant un café neuf. Le café étincelait. Les murs étaient aveuglants de blancheur.

Droit devant nous, sur la chaussée, était planté un brave homme, au visage fatigué, à la barbe grisonnante, tenant d’une main un petit garçon et portant sur l’autre bras un petit être trop faible pour marcher. Tous en guenilles. Ces trois visages étaient extraordinairement sérieux, et ces six yeux contemplaient fixement le café nouveau avec admiration.

Les yeux du père disaient : « Que c’est beau ! Que c’est beau ! On dirait que tout l’or du pauvre monde est venu se porter sur ces murs. » — Les yeux du petit garçon : « Que c’est beau ! que c’est beau ! mais c’est une maison où peuvent seuls entrer les gens qui ne sont pas comme nous. » — Quant aux yeux du plus petit, ils étaient trop fascinés pour exprimer autre chose qu’une joie stupide et profonde.

Non-seulement j’étais attendri par cette famille d’yeux, mais je me sentais un peu honteux de nos verres et de nos carafes, plus grands que notre soif.

Je tournais mes regards vers les vôtres, cher amour, pour y lire ma pensée ; je plongeais dans vos yeux si beaux et si bizarrement doux, dans vos yeux verts, habités par le Caprice et inspirés par la Lune, quand vous me dites : « Ces gens-là me sont insupportables avec leurs yeux ouverts comme des portes cochères ! Ne pourriez-vous pas prier le maître du café de les éloigner d’ici ? »

Tant il est difficile de s’entendre, mon cher ange, et tant la pensée est incommunicable, même entre gens qui s’aiment »

Je trouve ce texte très beau... Mais surtout, ce que montre ce texte, c'est que l'un a fait l'expérience de cette fraternité originelle et l'autre pas.

Faire l'expérience de cette fraternité originelle, nous dit Levinas, c'est faire l'expérience de l'Autre, du tout Autre qui est en nous depuis toujours, et que Levinas appelle le Visage. Cet autre nous dit-il est fragile. Il est la veuve, l'orphelin, l'étranger de la bible qui nous interpelle sans cesse et nous dit : « tu ne tueras point, tu feras tout pour que je vive ».

La fraternité pour moi c'est ça, elle est en nous, alors laissons nous interpeller par le visage de l'autre et nous l'éprouverons tous, j'en suis sûr.

Echanges collectifs

Roger rappelle :

  • qu’il y a trois mots en grec pour exprimer les trois formes d’amour : éros (l’amour charnel voire sexuel), philia (l’amitié) et agapè, l’amour fraternel. Paul, dans ses Epîtres, parle de caritas (agapè : charité, amour) et si les trois (futures) vertus théologales y sont énoncées (la foi, l’espérance et l’amour), il insiste sur le fait que seule celle d’agapè - ne passera (ne cessera) jamais. Car l’agapè est le lien indéfectible qui devrait unir tous les chrétiens, un lien d’une nature nouvelle qui s’est révélé à eux et les a même précédés.

  • que dans les sociétés traditionnelles occidentales, dès le Xème siècle, au sortir de la barbarie, on s’aperçoit que les pays occidentaux se regroupent soit par communes (regroupement d’ordre politique), soit par métiers (ou corporations, donc d’ordre professionnel) et enfin par confréries (membres d’une fraternité spécifique, comme par exemple la maçonnerie, qui le sera dès ses débuts).

  • que l’amour-passion se subit, alors que la fraternité est un acte volontaire. Dans les toutes cérémonies maçonniques on demande au candidat : « est-ce que c’est bien de votre propre volonté que… ? »

Daniel revient sur la notion de « confrérie », cette fraternité sans média et interroge Roger : « St Paul a-t-il le sentiment qu’il existe une fraternité innée, comme on le trouve chez Levinas ? »

Roger n’en sait rien. Mais le statut que Paul accorde à l’amour fraternel est unique en son genre. Jésus n’avait-il pas lui-même confié à ses disciples que deux de ses dix commandements étaient fondamentaux : « Tu aimeras Dieu de tout ton cœur, de toute ton âme et de toute ta pensée » et « tu aimeras ton prochain comme toi-même » ?

Catherine remarque que Daniel a donné une définition de la fraternité qui correspond à une maçonnerie chrétienne traditionnelle. Ce rapport à la transcendance intéresse très peu une grande partie de la maçonnerie française, tournée vers les problèmes de société, la politique et rassemblant des bons copains (ce qui n'est pas le but de la maçonnerie !).

Dominique remarque qu’on peut être laïque et est transcendé par des projets humanitaires qui vont fédérer une loge.

Roger revient sur la notion d’agapè, dont la représentation type est la Cène. Il souligne également que même s’ils s’en défendent, nombre de maçons vivent une forme de transcendance par le biais de ces projets humanitaires, car ils ont alors un dessein commun. Il évoque André Comte-Sponville qui se définit ainsi « je suis un athée fidèle car j’ai une admiration sans borne pour la fraternité chrétienne ». Roger admet que les soldats qui avaient conscience de donner leur vie pour leur patrie étaient guidés par ce même sentiment de transcendance.

Gilberte se retrouve avec bonheur dans tout ce qui a été dit précédemment. Elle devine que la fraternité est à l’intérieur de chacun d’entre nous, mais regrette qu’elle ne dépasse que rarement l’espace de la Loge, le temps d’une tenue. Sauf aux LNFU.

Roger pense lui que les LNFU ne sont pas parfaites et avoue même qu’il y a des FF et des SS avec lesquels il ne pourrait pas être ami.

Il pense également que si la maçonnerie se débarrassait de ses parasites (le sociétal, par exemple), elle pourrait alors ouvrir la porte à une maçonnerie plus traditionnelle. Car la maçonnerie se construit jour après jour. Elle procède par imprégnation, au prix d’efforts parfois douloureux. Rien n’est donné.

Isabelle remercie Roger : Sœur initiée depuis à peine deux ans, il lui arrive de rencontrer des maçons avec qui elle n’a aucune accointance et s’en veut beaucoup. Par ses propos, Roger la déculpabilise.

Catherine : une des grandes spécificités de la fraternité maçonnique, c’est aussi d’avoir à se confronter à des personnes qui nous déplaisent profondément. On peut quitter un mari, un ami : il suffit souvent de prendre de la distance. Là, on se retrouve dans un espace réduit, confiné, avec toujours les mêmes personnes, et il s’agit de faire en sorte d’écouter, de voir en face de soi, cet autre qui nous dérange voire même nous exaspère. Ce travail requiert des qualités de maîtrise de soi, de tolérance, de souplesse que nous ne possédons pas toujours…car voilà : n'est pas Christ qui veut 😉

Et Roger de renchérir : et l’autre en effet, comment le vit-il ? On se co-construit. Dominique remarque que c’est comme dans nos familles. Et où place-t-on le curseur, nous interroge Roger ? Rompre avec une famille n’est pas du même ordre. Les américains définissent le lien qui unit les maçons comme un lien mystique (« the mystic link »).

Catherine définit le lien à la loge (« la loge-mère » ! les psychanalystes doivent sourire. Et pourquoi pas la « loge-père » d’ailleurs ? dit Roger) comme une « boutique (potentiellement) éphémère ». Quelqu’un nous y a conduit. Et de même qu’on ne choisit pas sa famille, on ne choisit sa loge d’entrée. On peut choisir d’y rester si on y est pleinement heureux. Mais si c’est au prix de reniements d’idéaux, de tristesses infinies, il faut oser être infidèle et partir vers un ailleurs enchanteur et enthousiasmant. Car il en est d’une loge comme d’une histoire d’amour : on peut trouver chaussure à son pied et arrêter enfin de boiter et de souffrir. La fraternité est alors beaucoup plus évidente : on partage avec ses pairs des valeurs fortes, on a des engagements communs. On ne s’use plus, on ne s’épuise plus : on se construit. On construit. Alléluia !

Roger, qui lui aussi a dû quitter sa loge-mère, dit que la loge en question s’interroge sur ce qu’elle a pu mal faire pour qu’on ait envie de la quitter ? Isabelle remarque que c’est ce que son père lui avait demandé lorsqu’ils s’étaient retrouvés, après quatre ans de silence. Daniel note qu’il est difficile de quitter, qu’il y a un lien ontologique qui nous rapproche, des liens d’amitié qui se créent au fil des années et qu’on peut être attachés à deux types de loges différentes… Comme, souligne Catherine, on peut aimer son mari et son amant car ils se complètent à merveille ?! (Éclats de rires de nous 6). Roger revient sur cette notion de sociabilité, de convivialité qui explique l’attachement des maçons à la franc-maçonnerie. On n’est plus seul ! Isabelle regrette que rompre, ce soit subir l’opprobre, le rejet.

Catherine : ils sont rares les endroits où l’on tutoie cet autre qu’on ne connait pas. On l’embrasse, on a d’emblée non pas des discussions basiques sur la pluie et le beau temps, mais sur la notion de fraternité, sur le rite auquel nous travaillons, sur la force de notre engagement, ou sur un passage de rituel.

Roger en profite pour rappeler que le tutoiement et les 3 bises n’existent que dans nos pays latins et bien sûr pas dans les pays anglo-saxons qui - pour autant - vantent l’importance de la fraternité et sa concrétisation dans des actes de bienfaisance.

Il est l’heure de porter les santés. Chacun s’y résout sans peine…