Planche à tréteaux

La Rose et le Houblon n° 5

Compte-rendu du 4 mai 2020

La réunion virtuelle est ouverte à 11h à l'Orient numérique de Lille, présidée par le Vénérable Maître du jour, Gilberte B. assisté du Secrétaire, Catherine D., réunissant jusqu'à 6 membres de la Rose et le Houblon n° 5 (LNFU) : Roger D., Catherine D., Gilberte B., Isabelle L., Daniel et Dominique B.

Egrégore et chaîne d’union : sens et histoire

Introduction par le Vénérable Maître

Gilberte s’interroge : pourquoi n’y a-t-il pas de chaîne d’union à Emulation ? Elle dit retrouver cette ambiance particulière (que nombre de maçons appellent « l’égrégore ») quand on porte les santés, lors des agapes ritualisées. Initiée à Memphis Misraïm, elle se souvient de longues planches récurrentes sur l’égrégore et la chaîne d’union, qui souvent, l’un et l’autre, la laissaient de marbre quand ils ne l’exaspéraient pas… Elle se souvient de Sœurs évoquant « le fluide magnétique qui passe de main en main (dégantées) » et « les forces psychiques » qui se mettaient dès lors en place. Elle se souvient de Frères du même rite qui mettaient plusieurs minutes à relâcher sa main, la laissant glisser langoureusement.

C’est vers l’historien qu’elle se tourne pour trouver des réponses à son interrogation inquiète : est-on un vrai maçon si on ne se pâme pas lors d’une chaîne d’union ?

Echanges collectifs


Avant que Roger ne s’exprime, Isabelle (née à Emulation) dit avoir été très étonnée et un tant soit peu perturbée lorsque la chaîne s’est formée, Aux amis à l’épreuve (Béthune) !

-Roger apporte donc volontiers un éclairage historique à toutes ces interprétations absurdes et ineptes chères à la maçonnerie française « moderne ». Il s’agit tout d’abord de bien distinguer la chaîne d’union de l’égrégore, puis de s’interroger sur les circonstances qui ont permis à ces deux concepts d’émerger.

La chaîne d’union

Il faut commencer par une notion totalement contre-intuitive : elle n’est présente que très tardivement dans l’histoire de la franc-maçonnerie. 90 pour % des maçons, dans le monde, l’ignore toujours aujourd’hui. Elle n’a jamais existé en France (ni ailleurs) au XVIIIe et XIXe siècles (sauf deux exceptions sur lesquelles nous reviendrons). Mais très tôt, il a existé une habitude irrégulièrement suivie : lors d’agapes, on pouvait chanter, debout, en se tenant par la main. Les deux exceptions citées plus haut sont les suivantes : 1/ Le Rite Ecossais Rectifié l’a introduite en 1782 dans ses rituels lors de la clôture des travaux, accompagnée d’une prière. Mais ce rite est absolument marginal et pratiqué dans la plus grande discrétion en France (sur environ 60 000 maçons à la veille de la Révolution, à peine 200 sont au RER, rite qui cesse d’exister en 1789). 2/ Dans les pays anglo-saxons, une variante de la chaîne d’union, avec un chant (le chant de l’initié), trouve parfois sa place (mais c’est exceptionnel et pas fait partout) lors des agapes qui suivent une initiation. Le nouvel initié est placé à droite du VM, et on fait une chaîne en croisant les bras avec la personne qui est à gauche de celui qui est à notre gauche – et à droite de celui qui est à notre droite.

Alors, comment est-ce arrivé dans la tradition maçonnique française, au XXe siècle ? En 1927, on publie le rituel du Rite Ecossais Ancien et Accepté (REAA) de la Grande Loge De France (GLDF) où est introduit une chaîne d’union facultative, non plus lors d’agapes mais lors de la tenue. Est-ce qu’un frère de la GLDF a lu un rituel du RER ? On ne sait pas. Ça n’existe alors ni au GODF ni au DH. Après la deuxième guerre mondiale, la maçonnerie se reconstruit. Arthur Groussier (à qui l’on reproche la conception de rituels « light », quelle injustice et quelle méconnaissance de l’histoire !) décide de redonner du corps à ce qu’était devenue la franc-maçonnerie : il n’y avait plus de décors, de chandeliers, l’ensemble du rituel tenait sur une page… Il va beaucoup travailler, publier en 1955 un rituel (qui toujours aujourd’hui porte son nom) où il inclura une chaîne d’union sur laquelle il conçoit un texte introductif. Dans le Rite Moderne Français Traditionnel de la LNF, René Guilly l’a repris par tendresse envers ses jeunes années au GODF. La GLDF l’inclura également, par la suite et dès 1955/1960, elle devient obligatoire dans les rituels, de même que la Bible (seulement à partir de 1953 à la GLDF), le tablier et le silence des apprentis (une des grandes nouveautés incompréhensibles de l’après-guerre).

L’égrégore

C’est un concept totalement étranger à la franc-maçonnerie. Il a été introduit dans un cadre très particulier. Venant du grec, il signifie « celui qui veille », « le veilleur ». C’est un mot rare, dont on trouve une première trace dans un apocryphe de l’Ancien Testament, le livre d’Enoch. Il y est fait référence à la hiérarchie angélique : l’égrégore serait l’ensemble des anges qui devraient veiller sur nous jusqu’à la fin du monde.

Alors pourquoi et comment arrive-t-il en franc-maçonnerie ? C’est toute l’histoire de la transmission d’un mot. On le trouve pour la première fois au XIXe dans la culture française dans La légende des siècles (L’Italie). Y est évoquée une époque médiévale très approximative, comme sait le faire Hugo, peuplée de sorciers et de ripailles. Le mot Egrégore signifie bien là encore ces anges mystérieux qui veillent sur les peuples. Or, Eliphas Lévi, le père de l’occultisme, grand amateur du livre d’Hugo, reprend dans un de ses ouvrages ce concept d’égrégore, ces esprits qui coagulent les âmes défuntes (ou pas) en un grand esprit collectif. Stanislas de Gaïta développe ensuite, vers 1870/80, dans La clé de la magie noire, une nouvelle théorie : l’égrégore serait une entité qui se développerait autour de rassemblements humains où s’exprimerait un esprit collectif, et qui les dominerait. Stanislas a un secrétaire : Oswald Wirth, qui va contribuer activement à faire pénétrer dans la franc-maçonnerie, sans jamais le citer, la pensée de Stanislas de Gaïta. Il expliquera alors que dans une loge, l’esprit collectif doit devenir une entité.

Marius Lepage, mort en 1970, va éditer la célèbre revue Le symbolisme (créée par Wirth en 1912) dont l’importance sera capitale en France : le leitmotiv est que la franc-maçonnerie est une voie spirituelle, et non un lieu de débats sociétaux et politiques qui la dénaturent. Lepage y écrit un article où il effectue la jonction entre Egrégore et Chaîne d’union.

Ambelain écrira toutes sortes d’extravagances sur l’égrégore, qui seront finalement les seules références que les maçons vont garder en mémoire, tant le discours est simple et inepte…

Et Roger de conclure. Il faut retenir trois choses : 1/ le mot Egrégore devrait être interdit ! 2/ la chaîne d’union n’a rien à voir avec le concept d’égrégore et 3/ celle-ci n’est d’ailleurs qu’une pratique des plus marginales dans la franc-maçonnerie mondiale.

-Catherine, elle aussi initiée à MM, rappelle à Gilberte que c’est Ambelain qui en a écrit les rituels vers 1965 (c’est donc très récent), sorte de syncrétisme des autres rituels, évoquant à peine l’Egypte (« les palmiers d’Egypte » et « le verbe d’Horus » ?!), vaguement occultisant, attirant les adeptes du reiki, des pseudo-guénoniens. Elle cite alors Chesterton : « Depuis que les hommes ne croient plus en Dieu, ce n’est pas qu’ils ne croient plus en rien, c’est qu’ils sont prêts à croire en tout » … et en n’importe quoi !

Dominique évoque une chaîne d’union vécue dans une loge du REAA autour d’une tombe, dont la puissance était réelle.

Roger se souvient alors de celle faite dans une chambre mortuaire, autour de la dépouille de Robert Delafolie où, selon ses vœux, il l’a revêtu de son collier de CBCS.

Gilberte pense avec émotion à celle faite lors de la crémation de Patrick Callens…

Roger se questionne : La franc-maçonnerie doit-elle fonctionner sur l’émotion ?

Isabelle dit que ça ressemble beaucoup à ce que font les écossais au Nouvel An, où l’on prend la main de son voisin. Peut-être y avait-il des maçons ? Elle ne le sait pas mais peu importe car l'essentiel est de constater que, dans ce cadre hors maçonnerie, l'émotion qui circule à ce moment de chaîne est la même. Cette émotion n'est donc pas propre à la maçonnerie.

Roger rappelle que la franc-maçonnerie s’inspire de la vie profane et non le contraire ! La maçonnerie est toujours un emprunt.

Daniel a été très intéressé par le sujet du jour. Ce qui émerge, semble-t-il, ce sont des confusions : entre spiritualité, émotion et psychisme.

Roger approuve. Tout est dû selon lui à l’affaiblissement culturel de l’occident moderne. D’où la vogue du développement personnel, le zazen etc.

Catherine note que les maçons sont paresseux pour la plupart et ignares en matière de maçonnerie. Il est beaucoup plus facile de parler de politique, de faim dans le monde (tout le monde, comme au café du coin, ayant sa petite idée) en loge que de faire des recherches sur l’histoire de la franc-maçonnerie, ou de questionner sa propre spiritualité.

Daniel a lu un article de Michel Maffesoli où – c’est son idée maîtresse - la franc-maçonnerie est une micro-communauté, comme il y en a tant, dans le monde post-moderne.

Roger pense alors au travail de Bruno Etienne, anthropologue du fait religieux aujourd’hui décédé, qui a essayé d’étudier la franc-maçonnerie comme un objet à part entière, avec le recul distancié de l’universitaire. Il l’a définie comme une communauté de personnes établissant des liens de type familiaux, entretenus par signes identitaires (décors) et des rituels : ce qui correspond exactement à la définition d’une religion primitive ! Mais ce n’est pas une religion car on n’impose pas de théologie précise, il n’y a pas de sacrement et elle ne promet pas le salut des âmes. Et de conclure :

Dans la maçonnerie anglo-saxonne, pour éviter tout problème avec les religions en place, on dit toujours que « la maçonnerie n’est ni une religion, ni un substitut de religion ». Mais qui peut sérieusement le croire ! La preuve : la franc-maçonnerie en France a créé et écrit des rituels de cérémonies d’adoption de louveteaux (baptêmes), de mariage (reconnaissance conjugale) et de cérémonie funèbre.